Stéphane Monier, CIO de la Banque Lombard Odier: « Les investisseurs qui ne disposent pas d’exposition aux actifs privés dans leurs portefeuilles risquent de manquer une grande partie de la croissance et de l’activité économique »

Actifs privés, attrait public – ces investissements résisteront-ils à la remontée des taux ? Stéphane Monier, CIO de la Banque Lombard Odier, partage son point de vue, à propos des marchés privés (private assets et private equity).

Points clés:

  • Les investisseurs craignent des problèmes à venir pour les actifs privés, dans un contexte de baisse des marchés boursiers et de hausse des taux d’intérêt
  • L’impact des corrections de marché peut être moindre pour les actifs non cotés. Certains peuvent servir de couverture active contre l’inflation
  • Les fonds de capital-investissement (private equity) lancés dans des conditions de marché difficiles ont historiquement enregistré de solides performances, ce qui indique qu’il pourrait être opportun d’envisager des investissements ou une augmentation des allocations
  • Nous privilégions des stratégies d’investissement sur plusieurs années, comprenant toutes les classes d’actifs non cotées, afin d’améliorer la performance, diminuer la volatilité et renforcer la diversification des portefeuilles – y compris via l’accès à un plus large éventail d’entreprises formant le tissu économique.

Alors que les marchés boursiers sont sous pression et que les taux d’intérêt remontent, les investisseurs craignent que le private equity ne baisse drastiquement. Cependant, nous voyons de nombreuses raisons d’inclure les actifs privés dans le cadre d’une stratégie d’investissement diversifiée à long terme.

Les marchés privés suivront-ils là où les marchés publics mènent ?

Les principaux indices boursiers ont perdu entre un sixième et un quart de leur valeur depuis le début de l’année1. Les inquiétudes concernant la remontée des taux d’intérêt américains et le ralentissement de la croissance sont aggravées par une inflation persistante, les confinements en Chine et le conflit en Ukraine. Les marchés craignent des problèmes pour les entreprises privées qui affichent des niveaux d’endettement plus importants que ceux de leurs homologues cotées en Bourse.

Le private equity, qui constitue la plus grande partie du marché des actifs privés (en bleu sur le graphique 1, page 2), a certainement connu une progression fulgurante au cours des dernières décennies. Les levées de fonds et les leveraged buyouts (acquisitions par effet de levier) ont atteint un niveau record d’environ 1,2 milliard de dollars en 2021. L’augmentation des allocations par les fonds de pension, les fonds souverains et les fonds de dotations universitaires (voir graphique 2) a stimulé la croissance de la classe d’actifs. Près des trois quarts de ce type d’investisseurs institutionnels prévoient d’augmenter davantage leurs allocations aux actifs non cotés au cours des cinq prochaines années, selon une étude de la société de courtage Numis. Il est facile de comprendre pourquoi : les recherches académiques suggèrent que les investissements en private equity du premier quartile ont historiquement largement surperformé les marchés publics2. Ces dernières années n’ont pas fait exception. Fin 2021, McKinsey calcule que les rendements annuels médians des fonds de private equity levés entre 2008 et 2018 étaient de 19,5%. Ce chiffre représente le taux de rendement interne net (TRI) ou la croissance annuelle que l’investissement devrait générer.

Inflation élevée et remontée des taux –  la fin de la fête ?

Ce modèle à succès est-il sur le point de s’effondrer ? L’inflation élevée et la remontée des taux feront probablement baisser les valorisations des portefeuilles de private equity existants. La baisse des marchés boursiers peut rendre plus difficile la cotation des entreprises lorsque les fonds souhaitent vendre leurs investissements. Les niveaux élevés actuels de capital non investi pourraient inciter les fonds de private equity à assouplir la discipline d’investissement à la recherche de nouvelles transactions. Les gestionnaires de fonds pourraient être confrontés à une surveillance et à une réglementation accrues à mesure que davantage de capital entre dans le secteur. La préoccupation la plus courante concerne l’utilisation d’emprunts par les fonds de private equity pour acheter des entreprises.

Dans les années 1980, cela représentait jusqu’à 90% de la valeur d’un buyout. Ce niveau est tombé à moins de 50% aujourd’hui mais reste le plus élevé par rapport aux bénéfices avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement des entreprises en 20 ans, selon les calculs de The Economist. Des taux d’intérêt plus élevés augmentent le coût du service de la dette, ce qui fait craindre que certaines entreprises aient du mal à honorer les paiements d’intérêts. Les entreprises non cotées sont confrontées aux mêmes conditions difficiles que les entreprises cotées : un ralentissement de la croissance qui tempère la demande de produits et de services, et des marges bénéficiaires érodées par la hausse des coûts qui ne peut être répercutée sur les consommateurs.

Une classe d’actifs moins chahutée

Pourtant, la hausse des taux d’intérêt et l’inflation ne représentent pas nécessairement un problème pour les actifs privés. L’impact des corrections du marché peut être plus faible pour les entreprises privées et l’effet du ralentissement peut être lissé sur plusieurs années avec un fonds de private equity ou un fonds de fonds (qui regroupe les investissements de différents gestionnaires). L’indice S&P500 a reculé d’environ 52% pendant la crise financière mondiale (GFC) de 2007 à 2009. Les fonds de fonds de private equity ont perdu un peu moins de la moitié de cette valeur, note Cambridge Associates. La classe d’actifs a signé une baisse similaire, plus faible, pendant la crise du Covid (voir graphique 3).

Même si les valorisations des portefeuilles de private equity existants ont baissé, les gestionnaires de fonds ne doivent pas nécessairement vendre à ce prix. L’un des avantages du private equity est la détention de l’investissement à long terme. Avec une durée de vie globale d’environ 10 ans, de la levée de capitaux à la clôture du fonds, les gestionnaires peuvent conserver les entreprises plus longtemps afin d’obtenir de meilleures performances, comme ils l’ont fait autour de la crise financière mondiale. Certains gestionnaires tentent aujourd’hui d’allonger davantage la durée de vie des fonds. 

Actuellement, les gestionnaires de private equity les plus performants créent de la valeur non pas de manière passive en recourant à l’effet de levier, mais de manière active via des améliorations opérationnelles qui peuvent être réalisées plus rapidement dans les entreprises privés. La baisse des valorisations boursières signifie également que les entreprises publiques peuvent être privatisées à moindre coût. Les fonds de private equity ont déjà tendance à acquérir des entreprises à des prix inférieurs aux valorisations des marchés publics, ce qui constitue un amortisseur supplémentaire à la baisse (voir graphique 4).

Le privé est le nouveau public

Les investisseurs qui ne disposent pas d’exposition aux actifs privés dans leurs portefeuilles risquent de manquer une grande partie de la croissance et de l’activité économique. Aux Etats-Unis, près de 60% des revenus sont générés par des entreprises privées. Une poursuite de la croissance pourrait être à prévoir : le nombre d’entreprises cotées aux Etats-Unis a chuté de plus d’un quart au cours des vingt dernières années, note le cabinet de conseil McKinsey. Alors que de plus en plus d’entreprises restent privées plus longtemps, une nouvelle catégorie de « capital-croissance » (growth equity) a vu le jour pour financer les entreprises en croissance dans les étapes précédant leur cotation, s’ajoutant aux stratégies de capital-investissement existantes : capital-risque pour les start-ups et buyouts pour les entreprises matures.

Les start-ups privées sont aussi, de manière disproportionnée, celles qui testent de nouvelles idées et technologies. Les investisseurs qui ne sont exposés aux entreprises privées pourraient donc manquer des opportunités dans de nouveaux domaines d’innovation prometteurs et des moteurs de croissance économique à long terme, en particulier dans le domaine de la soutenabilité. Aujourd’hui, les sociétés de private equity financent des avancées dans les logiciels, les technologies disruptives et l’IA, les technologies propres, la « télémédecine » et l’énergie verte qui ne sont pas encore adoptées par les sociétés cotées.

Couverture contre l’inflation – dette privée, immobilier et infrastructure

Certains actifs privés – dont l’immobilier, les infrastructures et la dette privée – peuvent même servir de couverture active contre l’inflation. Les loyers immobiliers, en particulier pour les immeubles commerciaux, sont généralement indexés sur l’inflation, ce qui signifie qu’ils augmentent en fonction de la hausse des prix : une des raisons pour lesquelles nous privilégions actuellement une surpondération de l’immobilier européen dans les portefeuilles de nos clients. Les investissements dans des projets d’infrastructure, y compris l’énergie et l’eau, les réseaux de transport, de logistique et de télécommunications, les routes et les hôpitaux, peuvent également générer des rendements indexés sur l’inflation. La dette privée utilise généralement des taux variables, qui peuvent être supérieurs de plusieurs points de base à ceux d’une dette cotée de notation équivalente, refletant en partie une liquidité plus faible. Ce segment d’actifs privés – qui comprend les prêts accordés à des entreprises non cotées – peut donc également agir comme couverture contre l’inflation, tant que les entreprises peuvent effectuer leurs paiements d’intérêts. Ces dernières années, le marché de l’octroi de tels prêts a changé, la dette privée étant désormais émise majoritairement par des gestionnaires d’actifs privés qui conservent la grande majorité des prêts dans leur fonds d’investissement – plutôt que par des banques, qui avaient tendance à structurer et syndiquer la dette –  en l’émettant et en la conservant dans leur livres auparavant. La dette privée sera le segment des actifs non cotés qui connaîtra la croissance la plus rapide dans les années à venir, selon les experts de Preqin3.

Est-il possible d’anticiper le marché ?

Étant donné le pouvoir discrétionnaire d’acquérir et de céder des sociétés, on pourrait s’attendre à ce que les gestionnaires de fonds achètent à des valorisations faibles et vendent à des valorisations élevées. Cependant, lorsque le capital d’un fonds doit être investi sur plusieurs années, il peut être difficile d’anticiper le marché de cette manière. De leur côté, les investisseurs sont dépendants du rythme de levée de fonds et de déploiement du capital des gérants. Néanmoins, les données historiques indiquent que les fonds de private equity lancés juste avant ou pendant les périodes de dislocation du marché ont mieux performé que les millésimes des autres années (voir graphique 5, page 5). Une telle logique suggère que le moment est peut-être opportun d’augmenter les allocations au private equity ou de commencer à s’engager dans la classe d’actifs.

Concevoir des stratégies d’investissement optimales à long terme

Pour les investisseurs qui envisagent d’ajouter une allocation aux actifs privés à leur portefeuille global, nous suggérons des stratégies pluriannuelles qui répartissent les engagements de trésorerie sur un certain nombre de fonds de private equity de millésimes différents. Un déploiement constant du capital dans le temps permet de lisser les risques et d’éviter de manquer la performance d’une année particulièrement forte. Nous privilégions également la diversification des stratégies – private equity, dette privée, immobilier, infrastructures – d’autant plus que la croissance du marché se poursuit.

Les avantages des investissements dans une gamme d’actifs non cotés peuvent être multiples : des performances supérieures aux marchés publics, une volatilité plus faible compte tenu d’une exposition moindre aux évolutions de marché à court terme et une plus grande diversification, via l’accès à des sociétés privées qui complètent les allocations aux actions traditionnelles. Les investissements en actifs privés comportent bien sûr des risques : moindre liquidité (le capital peut être « immobilisé » jusqu’à 10 ans) et un risque de perte potentielle en capital. De plus, comme les marchés privés sont moins efficients que les marchés publics, le choix des bons gestionnaires de fonds est essentiel : la dispersion de performance entre les fonds de private equity les plus et les moins performants peut atteindre jusqu’à
20 pour cent (voir graphique 6).

Cependant, nous pensons que les actifs privés ont un rôle important à jouer au sein d’un portefeuille d’investissement diversifié. Même après la récente croissance rapide des actifs privés, à un peu plus de 10’000 milliards de dollars, ils ne représentent qu’environ 10% des actifs mondiaux destinés à des fins d’investissement. Le marché pourrait doubler de taille d’ici 2026, selon les experts de Preqin . L’attrait des actifs privés devrait donc subsister au cycle de resserrement monétaire actuel de la Réserve fédérale.

Les investissements dans des actifs privés (capital-investissement, immobilier, investissement dans les infrastructures et dette privée) peuvent ne pas convenir à tous les types d’investisseurs ou être disponibles dans toutes les juridictions.




1            Performance depuis le début de l’année pour S&P500 -17%, Nasdaq -27%, Shanghai Composite -15%, DAX -12% au 13 ma
2            Performance du Private Equity : que savons-nous ? Harris, Jenkinson, Kaplan
3            Rapport annuel sur le Global Private Equity 2022 de Preqin

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