Lucie Pinson, fondatrice et directrice exécutive, Reclaim Finance : « Les données ESG doivent être beaucoup plus précises et granulaires »

L’European Asset Management Conference organisée par l’Alfi est l’occasion de mettre en lumière l’industrie des investissements ESG. Bien que l’engouement des investisseurs soit au rendez-vous, les données rapportées par les entreprises font évoluer les gestionnaires d’actifs dans un environnement encore flou.

Les actifs ESG constituent désormais bien plus qu’une simple tendance d’investissement. Face aux obligations réglementaires de transparence, la nouvelle taxonomie européenne et l’intérêt croissant des investisseurs pour ce type d’actifs, les gestionnaires d’actifs doivent avoir une compréhension pointue et détaillée de chacune des valeurs détenues dans leurs portefeuilles en matière ESG.

Dans pareil contexte, l’ European Asset Management Conference , organisée par l’Alfi, a consacré une demi-journée à une série de tables rondes sur les investissements ESG.

Interviewée en début de conférence, Lucie Pinson, fondatrice et directrice exécutive de l’ONG Reclaim Finance, donne le ton, marquant l’importance de disposer de données fiables dans le domaine des investissements ESG: «J’entends souvent les gestionnaires d’actifs dire que les données manquent. C’est bien sûr vrai qu’elles manquent, et elles doivent être beaucoup plus précises et granulaires.»

Différencier les produits avec impact

La donnée reste en effet la pièce maîtresse pour être en mesure d’analyser correctement l’impact d’un investissement en particulier. Comme l’illustre Adriana Balducci, directrice associée de la société de conseil Innpact, «lorsque nous examinons l’impact, nous ne devrions jamais oublier qu’il existe plusieurs dimensions d’impact». Et elle précise: «Il y a toujours une dimension positive et une dimension négative de l’impact. Nous devons également observer les risques liés à la réalisation de ces impacts.»

Recherchant un impact positif, Adriana Balducci explique la nécessité de considérer ce que l’asset manager souhaite atteindre. Pour ce faire, il faut clairement prendre les objectifs du fonds ainsi que son résultat et ensuite faire un lien entre les deux. «Il est important d’établir un lien entre un marché spécifique et les objectifs de développement durable que vous souhaitez atteindre», souligne-t-elle.

Cette démarche met par conséquent en lumière le rôle de la collecte d’informations au cours de la phase de vérification préalable de chaque investissement: «Cela signifie que chaque fois que vous effectuez une due diligence, vous avez clairement à l’esprit la contribution de l’entreprise en termes d’impact», explique la directrice associée d’Innpact.

Une donnée ESG?

Si la donnée constitue un élément critique de la recherche en investissement ESG, il n’en est pas moins facile de la définir. «Les données ESG sont un terme très large», comme le rappelle Anne Schoemaker, directrice des produits ESG chez Sustainalytics, une société dépendant de Morningstar qui fournit des scores sur la durabilité des entreprises cotées en bourse.

«Il s’agit évidemment des aspects liés à l’environnement, à la durabilité et à la gouvernance des affaires et des investissements, donc des facteurs non financiers qui peuvent représenter des risques ou des opportunités importants», souligne Anne Schoemaker. «Historiquement, beaucoup de gens pensent aux notations, qui constituent toujours une partie très importante des informations ESG recherchées», poursuit-elle. Ainsi, les politiques et les programmes ESG des entreprises ainsi que leurs potentielles controverses peuvent se transformer en un score de durabilité.

Toutefois, «il existe une forte demande pour d’autres types d’informations», note la directrice des produits ESG de Sustainalytics. Ses clients recherchent en effet des métriques et des données brutes telles que, par exemple, le nombre de femmes dans les conseils d’administration ou encore sur les émissions carbone. Les investisseurs veulent aussi savoir si une entreprise est impliquée dans la vente d’armes controversées ou est active dans des pays sujets à des régimes de sanctions internationales. Ils veulent également s’assurer de certains indicateurs ESG, telle l’existence d’une politique de prévention de la déforestation.

Les sources des données

De son côté, Eric Borremans, responsable ESG chez Pictet Asset Management, observe une réelle prise de conscience parmi les entreprises: «Il y a une grande évolution dans la maturité et la granulité des données ESG.» Notant qu’au départ, les investisseurs ont commencé à utiliser des données standards, il souligne cependant que les gestionnaires d’actifs se sont de plus en plus détournés des données. Les asset managers se sont alors adressés à différents fournisseurs spécialisés et ont ainsi commencé à assembler les données selon la manière leur semblant la plus logique.

L’apprentissage faisant son chemin, Eric Borremans explique: «Aujourd’hui, bien au-delà de l’approvisionnement en données auprès de 10 fournisseurs de données différents, nous nous concentrons sur 25 ensembles de données uniques, qui ont bien sûr leurs propres ingrédients, mais ce sont les éléments de base.»

Pour sa part, Isobel Edwards, green bond analyst chez NN Investment Partners, observe des résultats qui varient entre les différents fournisseurs de données. «Nous avons remarqué que la même entreprise, répartie sur cinq fournisseurs différents, avait un alignement différent», indique-t-elle, ajoutant: «Nous devons accepter qu’il y ait un certain degré de subjectivité dans ce domaine et que, selon le fournisseur de données, l’alignement soit différent. Il y a un risque à cela. Il est donc très important de bien comprendre la méthodologie utilisée.»

L’analyse

Les fournisseurs de données suivent et collectent les informations communiquées par les entreprises elles-mêmes. Il s’agit des rapports annuels, des rapports de durabilité et des documents officiels, rappelle la directrice des produits ESG de Sustainalytics, Anne Schoemacker: «Nous proposons également des données provenant de tiers. Il peut s’agir d’ONG ou de reportages, en particulier lorsqu’il s’agit de controverses et d’incidents.» Et elle indique que «s’il n’y a pas de données rapportées, nous essayons généralement d’estimer les données sur base de modèles d’estimation».

Collecter les données ESG représente un défi pour les asset managers, mais les analyser en constitue un autre. «Il faut traiter les données ESG de manière aussi professionnelle que les données financières», insiste Eric Borremans. Le traitement des données ESG ne nécessite pas seulement des compétences de business intelligence, mais aussi une connaissance précise du fonctionnement du monde des affaires: «Il faut être capable de réconcilier des identifiants, avoir une vision de la manière d’agréger et de transférer les données d’une entité juridique à toutes les entités juridiques au sein d’un même groupe. Vous devez utiliser les structures de l’entreprise pour naviguer et maximiser les données que vous utilisez.»

La phase d’analyse ne sonne pas pour autant la fin du processus, souligne le responsable des produits ESG de Pictet Asset Management, car «une fois que vous avez agrégé les données externes, la valeur ajoutée vient alors de l’équipe d’investissement qui apporte sa vision fondamentale».

Source : Benoît Theunissen pour Paperjam

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